De temps en temps, il arrive qu’Al Frances dise quelque chose qui semble même le surprendre. Juste maintenant, par exemple, dans l’obscurité de l’aube de sa confortable maison labyrinthique à Carmel, en Californie, il a interrompu sa routine d’exercice pour déclarer que « il n’y a pas de définition d’un trouble mental. C’est du n’importe quoi. Je veux dire, on ne peut tout simplement pas le définir. » Puis, un regard étrange et réfléchi traverse son visage, comme s’il prenait connaissance de l’étrangeté de cette scène : Allen Frances, principal éditeur de la quatrième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux de l’Association américaine de psychiatrie (connu universellement sous le nom de DSM-IV), l’homme qui a écrit le livre sur les maladies mentales, confessant que « ces concepts sont pratiquement impossibles à définir avec précision avec des lignes claires aux frontières. » Pour la première fois en deux jours, la conversation s’arrête maladroitement. Mais il se reprend rapidement et, de retour dans le salon, il continue d’expliquer pourquoi il est sorti d’une retraite apparemment paisible pour lancer une bataille amère et prolongée avec les personnes, certaines d’entre elles des amis, qui créent la prochaine édition du DSM. Et pour les critiquer non pas une seule fois, et pas avec un jargon professionnel qui aurait maintenu le combat à l’intérieur de la famille professionnelle, mais de manière répétée et en termes simples, dans des journaux, des magazines et des blogs. Et pour accuser ses collègues non seulement de mauvaise science mais aussi de mauvaise foi, d’hubris et d’aveuglement, de transformer des maux en maladies de la vie quotidienne et, par conséquent, de gonfler les profits des compagnies pharmaceutiques. Ce ne sont pas de nouvelles accusations portées contre la psychiatrie, mais Frances était auparavant leur cible, pas leur source. Il lance des grenades dans le bunker où il a passé toute sa carrière. Un défenseur influent du diagnostic du trouble bipolaire chez les enfants n’a pas divulgué l’argent qu’il a reçu des fabricants du médicament bipolaire Risperdal. En tant que psychothérapeute pratiquant moi-même, je peux attester que ce revirement est surprenant. Mais lorsque Frances essaie de l’expliquer, il résiste aux raisons habituellement données par les professionnels de la santé mentale, celles concernant les caractéristiques de caractère ou les bizarreries de personnalités formées dans l’enfance. Il dit qu’il ne veut pas donner des munitions à ses ennemis, qui ont déjà montré leur intention de « tuer le messager ». Ce n’est pas une préoccupation infondée. Dans sa première réponse officielle à Frances, l’APA l’a diagnostiqué avec « l’orgueil de l’auteur » et a souligné que ses paiements de redevances prendraient fin une fois la nouvelle édition publiée—un fait qui « devrait être pris en compte lors de l’évaluation de sa critique et de son calendrier ». Frances, qui prétend ne pas se soucier des redevances (qui s’élèvent, dit-il, à seulement 10 000 dollars par an), affirme également ne pas être dérangé si l’APA cite ses défauts. Il souhaite simplement qu’ils s’attaquent aux bons—les erreurs graves du DSM-IV. « Nous avons commis des erreurs qui ont eu des conséquences terribles », dit-il. Les diagnostics d’autisme, de trouble du déficit de l’attention avec hyperactivité et de trouble bipolaire ont explosé, et Frances pense que son manuel a involontairement facilité ces épidémies—et, en prime, a favorisé une tendance croissante à attribuer les difficultés de la vie à des maladies mentales et à les traiter ensuite avec des médicaments psychiatriques. La révolte contre le DSM-5 (l’APA a décidé de supprimer les chiffres romains) s’est maintenant étendue bien au-delà d’Allen Frances. Les psychiatres au sommet de leurs spécialités, les cliniciens dans des hôpitaux renommés, et même certains contributeurs à la nouvelle édition ont exprimé de profondes réserves à son égard. Les dissidents se plaignent que le processus de révision est chaotique et que les résultats préliminaires, rendus publics pour la première fois en février 2010, sont remplis de cauchemars potentiels sur le plan clinique et des relations publiques. Bien que la plupart des contestataires hésitent à rendre leurs préoccupations publiques—surtout en raison d’un accord de confidentialité étonnamment restrictif que tous les initiés étaient tenus de signer—ils deviennent de plus en plus agités, et certains commencent à être d’accord avec Frances pour dire que la pression publique pourrait être le seul moyen de dérailler un train qui, selon lui, risque de « mettre la psychiatrie au bord du gouffre. »
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